Tribune. Le 6 octobre, par 313 voix pour, 158 contre, 56 abstentions, la majorité à l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi dérogeant à l’interdiction de l’utilisation des néonicotinoïdes. Ces insecticides puissants sont à base de molécules de synthèse qui, selon les cas, sont neurotoxiques, perturbatrices endocriniennes, génotoxiques et cytotoxiques. Autant de qualités biocides qui ont mobilisé les apiculteurs, les paysans, les consommateurs, les écologues et les médecins. Les premières victimes de ces poisons sont les agriculteurs et les salariés fabricant ou manipulant ces produits. Leur persistance dans le temps, l’eau et le sol pollue aussi l’assiette du consommateur. C’est donc un problème de santé publique qui nous concerne toutes et tous.

Après l’alerte lancée par les apiculteurs contre ces produits massivement «tueurs d’abeilles», il a fallu vingt ans de polémiques avec les puissants lobbys agroalimentaire et agrochimique avant que la loi biodiversité du 8 août 2016 prononce l’interdiction définitive des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018… Déjà, des dérogations jusqu’au 1er juillet 2020, pour donner le temps aux agriculteurs de changer de pratique.

 

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Les cultures intensives de betteraves subissent cette année une attaque de pucerons qui leur inoculent le virus de la jaunisse naissante, ce qui altère le rendement à l’hectare. Les betteraviers avancent le risque de 12 à 30% de perte. On peut comprendre leur inquiétude face au péril. Mais ce n’est ni la première ni la dernière attaque de ce genre. Combien de paysans, chaque année, subissent des pertes (végétales, animales) à cause des aléas sanitaires ou climatiques ? Cela fait partie de leur travail et de leur relation à la nature. En principe, la solidarité nationale est là pour les soutenir. Pas le poison. Malgré les pucerons, en 2020, la France restera le premier producteur européen de betteraves sucrières avec des rendements à l’hectare très élevés.

Des pyréthrinoïdes de synthèse aux carbamates

Comment faisaient les betteraviers avant l’arrivée des néonicotinoïdes, au début des années 90 ? Ils utilisaient des pyréthrinoïdes de synthèse. Leur usage a rendu les insectes résistants… Et avant ? Ils utilisaient des carbamates, molécules qu’il a aussi fallu interdire. Bref, une trajectoire d’échecs à vouloir dominer la nature en ignorant sa puissante harmonie.

Avec le temps des débats, la société patiente depuis plus de dix ans que les betteraviers trouvent une solution alternative aux néonicotinoïdes pour éliminer les pucerons. Ils ont persisté dans la quête d’une nouvelle molécule miracle qui tuerait les pucerons. En vain. Enfermée dans la logique qui a industrialisé cette culture, la filière a dédaigné l’exploration des solutions écologiques, notamment parce qu’elles conduisent à l’abandon des grandes étendues en monoculture et que les rendements y sont inférieurs. Quelle importance dans un marché international en crise et une remise en cause scientifique de la consommation abusive de sucre, notoirement dissimulé dans les plats cuisinés et les boissons manufacturées? 

 

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Diabète, obésité, lymphome non-hodgkinien, maladie de Parkinson, ravages dentaires, extinction de la biodiversité…  le sucre industriel a mauvaise presse sanitaire mais la filière sucrière persiste dans l’ignorance de l’obligation de modifier les comportements.

Sourde au signal des pullulations de pucerons indiquant la mauvaise santé de la biodiversité (sinon elle contrôlerait le volume de pucerons), rattrapée par l’impasse de son modèle technique, la filière attaque la loi pour continuer… à polluer, avec 5 millions d’euros supplémentaires de soutien public.

Penser la transition autrement

Comme si la France ne pouvait pas penser la transition autrement que par la persistance des pollutions, cette dérogation a été très facilement accordée par une majorité sans perspective écologique qui a fait le choix de remettre au lendemain l’effort environnemental et de santé publique. 

 

Une trentaine d’organisations nationales (syndicats agricoles et apicoles, défenseurs de l’environnement et de la santé, défense des consommateurs) rappelle que «les agriculteurs de la filière betteravière souffrent de difficultés économiques structurelles, liées à la dérégulation du marché, et proposent des solutions économiques et agronomiques pour préserver les emplois et rendre cette filière plus résiliente, sans ré-autorisation de substances dramatiquement dangereuses pour la biodiversité et la santé».

Le Sénat doit à son tour examiner le projet de loi. Sa majorité laisse peu de doute sur l’issue de l’examen favorable aux néonicotinoïdes. L’environnement, ça commence à bien faire semble dire cet épisode : les générations futures peuvent attendre pour mettre en cohérence les engagements climatiques et écologique du pays avec sa politique agricole et alimentaire. Plus tard, toujours plus tard. Ce n’est pas le moment…  Faudra-t-il en appeler au boycott du sucre de betterave tant qu’il y aura des néonicotinoïdes dans les champs ?  

Signataires: Yann Arthus-Bertrand, réalisateur, président de la fondation GoodPlanet, Miguel Benasayag, philosophe, Benoît Biteau, député européen, Allain Bougrain-Dubourg, président LPO, Dominique Bourg, philosophe, José Bové, ancien député européen, Damien Carême, député européen, Ronan Dantec, sénateur, Philippe Desbrosses, agriculteur, François Dufour, conseiller régional Normandie, Marc Dufumier, agronome, Gilles Fumey, géographe, Pierre-Henri Gouyon, biologiste, Joël Labbé, sénateur, Corinne Lepage, ancien ministre de l’Environnement, Florentin Letissier, adjoint à la Ville de Paris, René Louail, ancien conseiller régional Bretagne, Gilles Luneau, journaliste et réalisateur, Fabrice Nicolino, journaliste, Claire Nouvian, écologiste, Carlo Petrini, président de Slow Food, Audrey Pulvar, conseillère de Paris, Jean-Claude Ribaut, critique gastronomique, Michèle Rivasi, députée européenne, Maxime de Rostolan, entrepreneur écologiste.